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Entre le Sénégal et la Gambie, une frontière ineffaçable

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La ligne qui sépare les deux pays, tracée par les puissances coloniales, est à la fois réelle et imaginaire. Les douaniers la surveillent et les habitants ne cessent de s'en affranchir.

Questions à Caroline Roussy, chercheuse à l’Institut des Mondes Africains à l’Université de Paris I et spécialiste de l’histoire de la frontière entre Sénégal et Gambie.

La frontière entre le Sénégal et la Gambie est typiquement une frontière créée en Europe. Pouvez-vous nous décrire ses origines?

La création de cette frontière est quasi un cas d’école. Il faut, en effet, savoir que pendant près de 20 ans (1866-1885), les Français ont, sans relâche, demandé un échange des territoires britanniques de Gambie contre d’autres territoires en Afrique de l’ouest qui étaient alors sous leur domination. En 1889, ô surprise, un émissaire français Jean-Marie Bayol prit le parti de tracer sur une carte deux lignes parallèles aux deux rives du fleuve Gambie, soulignant que cet espace pouvait «raisonnablement» revenir aux Britanniques. Dans le canevas diplomatique de l’époque, le ministère des Affaires étrangères était convaincu que ce bout de territoire encerclé par les Français (création de l’AOF en 1895) deviendrait français par la force des choses. C’est ce calcul, totalement déconnecté des enjeux géopolitiques locaux qui permet d’affirmer, et ce contrairement à d’autres cas en Afrique, que cette frontière est bel et bien arbitraire et ne repose sur aucun élément de frontière précoloniale. En somme, elle porte tous les stigmates de l’artificialité.

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 La frontière entre le Sénégal et la Gambie, le 3 septembre 2014, dans la région de Kolda
Photo Seyllou - AFP

Le Sénégal est indépendant depuis 1960 et la Gambie depuis 1965; pourtant, la frontière entre les deux pays n’a quasiment pas été modifiée. Comment expliquer ce phénomène?

La réponse est évidemment plurifactorielle et à analyser dans la longue durée. Disons que les lobbies commerçants français installés en Gambie, puis africains à partir des années 1980 (crise des maisons de commerce européennes), sont responsables de la pérennisation de cette frontière. En jouant sur les distorsions fiscales entre les deux colonies, puis entre les deux pays indépendants, les commerçants ont toujours pu maximiser leurs profits. Et il est bien entendu qu’ils ont toujours eu un impact sur le pouvoir politique, notamment au niveau métropolitain pendant la période coloniale; puis se sont révélés des leviers de mobilisation du corps électoral non négligeables dans des systèmes de type clientélistes. Toutefois si les gouvernants sénégalais et gambiens ont intérêt au maintien de la frontière et de ses asymétries, et ce en dépit des discours sénégalais sur la fraternité brisée, les populations se sont accommodées de la situation. Au quotidien, elles utilisent la frontière. En fonction du cours de la monnaie, du prix de vente des produits, elles font leurs achats d’un côté ou de l’autre de la frontière. Elles ont donc intégré dans leurs dispositifs de mobilité spatiale l’opportunité de frontière. Il convient ici de souligner que si la frontière est un outil de spéculation, elle n’empêche en rien le maintien de liens sociaux et culturels. La frontière est en soi un paradoxe et divise tout autant qu’elle lie. Quoi qu’il en soit à différents niveaux d’échelles, on observe qu’il y a bien des logiques - à géométrie certes très variable - qui expliquent la pérennisation de la frontière entre le Sénégal et la Gambie.

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Insa Touré, chef de village de Djeddah, à côté d’une borne-frontière entre le Sine Saloum et la Gambie
© Caroline Roussy, 2009

Comment les populations locales perçoivent-elles cette frontière aujourd’hui?

Après une enquête de terrain sur un échantillon de 90 personnes, les populations locales considèrent, majoritairement, la frontière comme étant positive et comme pouvant à termes disparaître. Si ces résultats apparaissent a priori contradictoires, en réalité il n’en est rien. La frontière est positive dans le sens où les populations peuvent faire leurs achats selon au Sénégal ou en Gambie en fonction des paramètres économiques. En revanche, elles souhaiteraient voir disparaître les douaniers, figures qui incarnent à leurs yeux la frontière, et qui, au quotidien, leur infligent de folles courses-poursuites, des bakchichs ou des saisies de marchandises.

 

(18/02/2015 - par Vincent Hiribarren pour www.libeafrica4.blogs.liberation.fr) 

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